On ne sort pas de la pauvreté quand on est né dedans. D’autant moins quand on est une femme. À moins d’épouser un milliardaire… Est-ce le rêve d’Anora, pimpante stripteaseuse new-yorkaise ?
Jouée par la formidable Mikey Madison, Ani (elle préfère Ani à Anora), croise le chemin du fils d’un oligarque russe, Yvan, fêtard inconséquent. L’alchimie semble prendre entre eux, de fêtes en fêtes, les voilà partis à Las Vegas…
Bien entendu, le chemin pris par le film, à la Pretty Woman, va se révéler éminemment sinueux. L’arrivée des hommes de main russes, trio fabuleusement comique, Igor, Garnick et Toros (dont l’acharnement à la tâche dépend de leur proximité avec l’oligarque) fait basculer le film dans une seconde partie d’errance à l’allure carnavalesque. Une autre arrivée, cette fois en jet privé, bousculera le film une dernière fois, jusqu’à la dernière séquence, magnifique.
Rien n’est gratuit ici. Tout est marchand. Des élans amoureux ou du sexe, des déplacements ou des stationnements, du travail ou du plaisir, tout a un intérêt, tout se paye.
Mais alors qu’est-ce qui différencie le Pretty Woman de 1989 de l’Anora d’aujourd’hui ? Sean Baker semble nous dessiner un âge encore plus avancé du capitalisme, avec des héros, comble de la planétarisation, tous russes ou d’origine russe, et tous définis et pétris de leur position sociale. C’est l’âge spectaculaire, décrit par Debord. L’intimité, l’amitié, l’amour, tout a été conquis par les valeurs marchandes. Les êtres sont séparés d’eux-même de manière quasi irrémédiable. Et ce « quasi », ces petits restes d’humanité, c’est cela que nous lisons parfois sur le visage d’Anora. Sourires, grimaces rageuses, tristesses, tout est sujet au trouble. Même ses sentiments pour Yvan sont troubles. Créature marchandant son corps, certes, Anora n’en reste pas moins humaine, c’est-à-dire trouble et même troublée par les événements, « touchée » parfois.
Les visages d’Anora, déjà en eux-même des paysages plus ambigus qu’il n’y paraît, Sean Baker les filme dans une géographie, celle des non-lieux, sans histoire, produits de l’insouciance capitaliste : la résidence de luxe, les boxs du club de striptease, Las Vegas… L’héritage compte, l’histoire a disparu. On ne se transmet plus que des positions sociales, plus de racines. Anora préfère Ani. À moins qu’au fond d’elle, très loin en elle, subsistent des réflexes de résistance…